Je m’appelle Claire. Claire Cunningham. Fille du célèbre Alec Cunningham, manager de l’un des plus grands groupes de rock qui n’ait jamais existé.
Je suis née à Seattle, le dernier soir de la tournée américaine du groupe, comme si j’avais décidé à ce moment-là que j’étais vouée à un destin de casse-couilles doublée d’une têtue. Et aussi passionnée de musique que ne l’est mon père. Alec Cunningham a toujours été un homme imposant, influent. Cet homme possède la culture musicale la plus étendue qu’il m’ait été donné de rencontrer dans le monde entier. Et j’en avais fait, de la route.
C’est mon père qui m’a élevée. Ma mère était une groupie qu’il a sincèrement pensé aimer durant toute la période de sa vie qu’il a passé accro aux substances illicites. Il a tout arrêté quand il a appris qu’il l’avait mise enceinte, ma mère, la demoiselle dix ans plus jeune que lui et qui ne l’avait séduit que pour se rapprocher du groupe. Être clean, du moins essayer, lui a permis de comprendre tout ça. Ils se sont détestés dès le second mois. Je crois qu’elle est restée à Seattle. Pour ce qu’on en sait, elle m’a laissée à mon père et s’est barrée, comme convenu.
Il a toujours été égoïste, mon père. Jamais à se demander si j’aurais besoin d’une maman, un jour. Il a vécu pour lui et moi parce que, je pense, j’étais devenue la raison pour laquelle il restait clean. Toujours sur les routes. Sans même, je crois, penser un jour que j’aurais envie d’une vie stable.
Chanceux Cunningham Senior : je suis la route et la route m’appartient. Je ne tiens pas en place, un véritable ouragan. Une soirée dans le canapé et je vire au bleu, je manque d’air, j’étouffe. L’école ? Ca ne m’a jamais botté plus que ça. Je faisais mes devoirs imposés, ceux du programme, quand je ne m’éclipsais pas pour écouter les balances avec le mec qui était censé me surveiller pendant que mon père bossait. J’avais huit ans quand j’ai touché une basse pour la première fois. Justement un de ces jours où j’oubliais volontairement mes devoirs et jouais à une école buissonnière qui avait en réalité lieu tous les jours de ma vie. Révélation : je détestais étudier, je n’étudierais jamais plus dès que j’atteindrais l’âge d’arrêter sans causer d’ennuis. Parce que je n’étais pas difficile. J’avais mon caractère, je grognais souvent, je rechignais souvent à la tâche, mais j’étais loin d’être compliquée à vivre, comme gamine.
Pas tant que nous étions sur les routes. À quatorze ans, j’avais l’autorisation de monter le matériel du bassiste, instrument que je connaissais le mieux. Instrument fétiche. J’étais douée pour ça, la musique. Pour faire passer des émotions en claquant les cordes graves de l’instrument, comme s’il parlait à ma place. Quand je me sentais nostalgique, bien souvent au moment de rentrer à Edimbourg, mon instrument me servait d’échappatoire. Lorsque j’étais inspirée, il m’ôtait les notes des pensées avant même de les avoir imaginées.
J’en ai foulé, des scènes. Des sols. Des pays. Chaque roadie a « son » groupe. Celui qui l’adopte. Et qu’il adopte. Celui pour qui il dédierait sa vie entière. « Mon » groupe, je l’ai trouvé à vingt-trois ans. Ils faisaient la première partie d’un de nos concerts à Londres et je suis tombée amoureuse. Toute la durée de leur set, ils m’ont fichu les frissons nécessaires pour me toucher. La seule chose qu’ils avaient à faire était de demander… et ils l’ont fait. Je les ai rejoints depuis quatre ans, maintenant.
Et on ne peut pas dire qu’ils m’aient rendue clean, ces numéros. C’est avec eux que j’ai commencé à boire. Un peu. Beaucoup. Assez pour que mon esprit sans attache et sans cesse à la recherche de nouvelles sensations commence à faire de la merde. De type imprudente, sous-classée ridicule, slash ondiraitunetraînée. Est-ce que j’en avais quelque chose à foutre de me taper le bassiste en toute discrétion à chaque fois que j’étais assez éméchée pour oublier le lendemain ? Oui, quand même assez. C’est pour ça que j’ai arrêté, d’ailleurs. Du jour au lendemain. En tout cas, j’essaie d’arrêter en sa présence, c’est déjà une bonne chose. Non pas qu’il soit marié, mais c’est tout comme, mmh ?
Je rentre chez moi. L’Amérique nous a fait vibrer. L’Amérique nous a accueillis pour trente-neuf dates et six mois. Et je rentre à la maison. Je ne sais pas comment je me sens. Nostalgique. Effrayée. Un an de vie normale m’attend, à présent… et je ne suis pas sûre que je tiendrai le coup sans devenir folle.